LA CONQUETE DU TEMPS EST LA NOUVELLE AVENTURE DE L'HOMME !



Nombreuses montres suspendues.

Retranscription d'un entretien avec Jean VIARD, sociologue; directeur de recherches CNRS au Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po) et directeur des éditions de l'Aube.

Propos recueillis par C.LESTIENNE.

En ce début du XXIé siècle, le temps serait devenu un luxe. Une des plaintes les plus courantes chez nos contemporains est de "ne plus avoir une minute à soi"... Pourtant, jamais, dans l'histoire de l'humanité nous n'avons eu autant de temps libre...

Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont les chiffres: dans nos pays occidentaux, en 1900, on vivait environ 500 000 heures. On travaillait 200 000 heures et on en dormait autant. Il en restait donc 100 000 pour apprendre, se distraire, aimer, militer, mourir... Un siècle plus tard, on vit 700 000 heures et, même si on a gagné 40% de temps de vie, on dort toujours 200 000 heures, car nos nuits sont plus courtes de près de 3 heures. On travaille 67 000 heures. Donc si vous ajoutez 30 000 heures d'études (bac plus trois), il vous reste en gros 400 000 heures pour faire autre chose. Quatre fois plus de temps "libre" que nos arrière-grands-parents !

Nous vivons donc une immense révolution du temps, fruit des luttes sociales, qui ont mis en place la journée de 8 heures, le week-end, l'alternance travail-vacances, la retraite rémunérée, la sécu... Et une augmentation de l'espérance de vie multipliée par 3 depuis 1800.D'ailleurs, ce n'est pas fini: une petite fille née en ce début de XXI é siècle devrait vivre 800 000 heures sauf catastrophe écologique.

A comparer aux 300 000 heures vécues en moyenne par un contemporain de Jésus-Christ !Ces chiffres sont certes discutables dans le détail, mais ils donnent la trame de la révolution que nous vivons: 12% à 16% du temps de vie éveillée consacré au travail aujourd'hui, contre 40% en 1936, et 70% sous Napoléon !

Comment expliquez-vous alors le sentiment prégnant de manquer de temps?

Si le temps disponible a été multiplié par 4, le marché pour occuper ce dit temps disponible a lui été multiplié par 10. Livres, films, loisirs, équipements sportifs, voyages, véhicules divers et variés... Il y a pléthore de biens de consommation de ce type. A la dernière rentrée littéraire, on a vu sortir 567 romans en une semaine ! Et cette abondance se déploie même au niveau de la vie intime: Meetic et autres Tinder ont crée un marché du sexe qui décuple, centuple les possibilités de rencontre.

Et choisir est chronophage...

Oui, mais ce n'est pas la seule conséquence de cette profusion. Nous réalisons effectivement beaucoup de choses. Nous développons le syndrome du multitâche: il faut téléphoner en conduisant, additionner les activités périscolaires des enfants, déjeuner rapidement...

L'accélération et la productivité du moindre moment de nos vies sont devenues des enjeux essentiels. Du moins pour la majorité d'entre nous. Ensuite face à la multiplication des biens disponibles et à la possibilité d'avoir ou de faire, c'est la multiplication des activités que nous ne ferons jamais que nous retenons en premier !
Effectivement, si nous faisons et consommons de plus en plus, la masse de ce que nous ne faisons pas et ne consommerons pas augmente, elle, beaucoup plus vite encore. Pensons à tous ces films que nous ne verrons pas , aux livres que nous ne lirons pas , aux voyages que nous ne ferons pas, aux rencontres que nous ne vivrons pas... Finalement, dans cette société de vie longue (et de travail court), chacun est convaincu d'avoir de moins en moins de temps, et de vivre moins bien que les générations précédentes, car nos frustrations augmentent plus vite que nos satisfactions.


Au-delà de ces frustrations, comment ce temps moderne modifie-t'il nos modes de vie?

Une des conséquences inattendues, mais bien réelles de l'allongement de nos durées de vie, c'est le zapping: plus la vie est longue, plus on va la vivre par séquences courtes. Car vivre quatre vingt-cinq ans la même chose n'est pas désirable. Hier, encore après-guerre, on espérait que les enfants soient installés avant de mourir. Aujourd'hui, on a une deuxième vie après leur départ. A tout âge, on peut tout recommencer: changer de région, de conjoint, d'activités sportives ou culturelles, de travail (même si le pression du chômage nous bloque souvent), voire même de valeurs et de convictions politiques. Ici aussi, les chiffres le disent: un CDI dure onze ans en moyenne, un mariage sur deux en île de france se termine par un divorce au bout de cinq ans.

Mais paradoxalement, plus cette vie instable est longue plus nous transmettons un message culturel quasi séculaire. Pour une raison simple: nous voyons dorénavant cohabiter quatre générations et non plus trois comme dans les sociétés traditionnelles. Résultats; nous transmettons à nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants la culture de nos arrière-grands-parents, leurs valeurs, leurs préférences culturelles, leur religion... D'où des tensions d'autant plus fortes que, depuis dix-quinze ans, la révolution du temps libre s'est conjuguée avec la révolution numérique qui modifie nos modes de vie à une vitesse jamais rencontrée dans le passé. Je donne toujours deux chiffres dans mes analyses: 60% des bébés naissent hors mariage en France, ce qui signifie que la société est complètement sortie des cadres historiques.

Et en même temps, on compte plus de cartes SIM dans l'Hexagone que d'habitants ! Alors que la planète abrite 4 milliards de personnes connectées sur internet et que 6 milliards de téléphones portables ont été vendus sur la planète. Pris entre ces deux mouvements (des vies de plus en plus discontinues), les individus ont de quoi être désorientés. Le problème est que nous n'avons pas terminé de construire un modèle politique pour cette société-là.

Une société du temps libre mais pas du temps vide ?

Personne n'a envie de ne rien faire ! Les discours à l'oeuvre, qui voudraient faire croire que le non-travail est source de vide et de vice, sont profondément réactionnaires.
Certes, par peur du vide, le temps libre a longtemps fait peur. Les congés payés ont été instaurés en 1936, malgré la méfiance du parti communiste qui craignait de voir les ouvriers, libérés du capitalisme se détourner de l'objectif révolutionnaire. Les milieux populaires eux-mêmes étaient ambigus: jusqu'alors temps libre était synonyme de chômage ou de maladie. Il a fallu inventer les vacances. Une pratique et un imaginaire tout à fait nouveaux (auparavant, seuls les rentiers, soit une infime partie de la population, avaient du temps libre, mais eux ne travaillaient jamais !).

Ainsi le moteur de notre société est le temps-et la vitesse-, dans les sociétés traditionnelles, le moteur était l'espace; agrandir son champ, agrandir le France...Cette volonté du territoire portait les sociétés. Le temps-donc la mort- était laissé aux prêtres et aux philosophes. Le mot repos, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, n'est apparu que vers 1860. Auparavant, le repos était... éternel. Et si on ne travaillait pas le dimanche ce n'était pas pour se reposer, mais pour se consacrer à Dieu. L'idée même de retraite n'existait pas: c'est une invention des Anglais à la fin du XIXè siècle. Jadis les personnes âgées continuaient à faire des "petits boulots" comme donner à manger aux poules, garder les enfants etc. 

Aujourd'hui l'espace étant entièrement connu, la seule chose qu'il nous reste à conquérir, c'est du temps. Le temps des vies complètes, comme disait Jean Fourastié, est la nouvelle aventure de l'Homme.

Diriez-vous que nous avons troqué l'aliénation au travail contre l'aliénation à la vitesse et au manque de temps?

Non, je ne parlerai pas d'aliénation. Mais ce qui est sûr, c'est qu'autrefois, pour la majorité des gens, l'identité se confondait avec leur travail. Et que l'essentiel su lien social, en dehors de la cellule familiale, était dans l'espace public, la maison du peuple pour les uns, l'église pour les autres.

Aujourd'hui, nos identités sont multiples: nous sommes toujours boulangers ou banquiers, mais aussi marathoniens, danseurs de tango, soutien d'une Amap, marié puis divorcé et finalement prof de yoga...car bien sûr, dans une vie longue, nous l'avons vu, les individus changent de parcours et leurs appartenances évoluent.

Surtout, si le travail demeure un marqueur social fort, très important en termes de créativité, de rémunération, de statut, etc..., il n'est plus le "tout". Quand 88% du temps vécu n'est pas consacré au travail, cela veut dire que les liens interpersonnels, privés, ont pris le pas sur les liens sociaux publics. Aussi, plus le temps est long, plus il est à soi. Et la modernité, c'est la privatisation individuelle du temps. Souvent, la préoccupation première du salarié est que son travail ne nuise pas à ses autres activités et que son salaire soit suffisant pour lui permettre la vie privée dont il a rêvé.
Ce nouveau rapport au travail n'est pas un refus du travail, mais la défense de sa vie personnelle. 

Comment alors reprendre le pouvoir sur son temps?

La révolution numérique a été si rapide que nous avons été submergés. Il faut donc apprendre aujourd'hui, et dès l'enfance, à ne pas faire, à couper son portable, à ne pas inscrire les enfants à trois activités périscolaires, à ne pas écouter les infos à certaines périodes...
Regardez le succès de la marche, du yoga: ne sont-ce pas des contre-attaques formidables pour retrouver le contrôle de son temps, surtout de son temps le plus intime?

Bien entendu, les conseils sont plus faciles à donner qu'à mettre en pratique. Il faut quand même ajouter que si, dans l'ensemble, le travail aujourd'hui est moins fatigant physiquement et moins chronophage sur le temps d'une vie qu'en 1900, il est plus intense et souvent beaucoup plus stressant.
Surtout avec le développement des outils numériques, la porosité entre le temps de travail et le temps personnel, dans les deux sens, est devenu très forte. Voilà certainement une source de pression supplémentaire, mais comme vous le savez, le droit à la déconnexion est en train de se mettre en place.

Dernier point: il faut réfléchir individuellement, et collectivement, à mettre en place des formes d'arythmie. Car au sein de notre société de l'accélération, c'est le sentiment de liberté qui redonne du pouvoir sur le temps. Sur ce plan, la mise en place des 35 heures n'a pas toujours été une réussite surtout pour les ouvriers. Des journées de 7h30 ou même des vacances en plus ne redonnent pas un vrai pouvoir sur son temps. La liberté est d'aller au cinéma à 15 heures un jeudi, de prendre son lundi pour aller cueillir des prunes ou tout autre projet.

Le grand débat aujourd'hui ce n'est plus le quantitatif; on s'est battu et on a obtenu les 40 heures, les 39 heures, les 35 heures. Le grand débat se pose sur la faculté de choisir son temps. Au quotidien, mais aussi sur le temps long. Les pistes de réflexion sont nombreuses: pourquoi ne pas développer le droit de s'offrir une année sabbatique à 45 ans, le droit de faire une pause pendant trois mois pour se remettre après un licenciement difficile ou un divorce... Favoriser les pauses voyage et formation? Mettre en place d'autres organisations de la vie professionnelle: travailler plus longtemps, mais huit mois sur douze, une année sur deux, travailler trente-cinq heures sur quatre jours...

Après guerre, une vie réussie c'était une triple stabilité: mariage, propriété, CDI. Métro/boulot/dodo... Aujourd'hui on est dans un modèle de discontinuité et de mobilité qui donne un sentiment extraordinaire de liberté. Mais, une fois encore, la question reste: Qui choisit, qui subit? Qui choisit de se séparer? Qui choisit de déménager? Qui choisit son temps de travail...?

Mais le modèle de vie de discontinuité et de mobilité que vous mettez en lumière est-il désiré par la majorité des Français?

Oui, les chiffres le disent. Non seulement les 60% de bébés nés hors mariages, mais un sondage réalisé par le Crédoc en 2017 pour le magazine Notre Temps montre que près d'un Français sur deux déclare vouloir déménager au moment de sa retraite. Une enquête de Cadremploi de l'été 2018 révèle que 84% des cadres franciliens envisagent de quitter la région parisienne pour s'installer ailleurs en France dont 70% dans les 3 ans qui viennent...

Evidemment, tous ne le ferons pas, mais l'envie est là.  D'ailleurs, cette discontinuité de nos parcours de vie n'est pas anxiogène: 56% des Français se déclarent heureux ou très heureux. Par contre, 60% se disent inquiets de l'avenir du monde; c'est le commun qui est en crise, pas l'individu. En fait, la vie discontinue est meilleure, plus agréable, plus désirable que la vie stable, mais nous n'en avons pas encore pleinement pris conscience.







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